Son nom ne vous dit peut être rien, mais Lee Sharpe est une légende. Plus qu'un joueur, Lee Sharpe est un symbole.


L'histoire commence (et sans doute qu'elle était déjà finie à l'époque) à la fin du siècle dernier, fin 80 début 90. En ce temps béni où les Scousers venaient de décrocher leur dernier titre de champion d’Angleterre, le football briton connut une révolution sans précédent. En effet, la Première League lisse et bien élevée que nous avons tous connue dès nos débuts mancuniens n'a pas toujours existé. Avant elle, régnait un tout autre football sur la perfide Albion. Un football Kick n' Rush, un football rugueux où le visage de notre Wayne Rooney serait passé pour celui d'un jeune premier. Un football fait aussi de flasques de Whisky à l'entrainement. C'est dans ce contexte qu'un jeune joueur, Lee Sharpe fit ses débuts. Un joueur d'exception débarqué à peine à la bonne époque, mais qu'une autre époque rattrapa. Un génie de l'ancienne ère, sacrifié sur l'autel de la nouvelle.

De Torquay à Manchester United:

Lee Sharpe n'a jamais été un fonctionnaire du football. Jeune déjà, il n'était pas le genre à jouer des heures dans la rue, à s'inscrire dans un centre de formation dès l'âge de 5 ans, et à collectionner les albums paninis. Lui, c'était au feeling qu'il fonctionnait. Pas la peine de passer trois heures sur un terrain quand on peut mettre tout le monde d'accord d'un geste de grande classe, exécuté sans grande conviction à peine rentré en jeu. La classe, c'était surement ce qui caractérisait le plus ce joueur. Ceux qui ont adoré Best aimaient beaucoup Lee Sharp, ceux qui adorent Berbatov l'auraient sans doute vénéré.

C'est à l'âge de 15 ans que le jeune Sharpe connut son premier centre de formation, celui de Birmingham City, club de sa ville. Très vite, il impressionne tout le monde, mais très vite aussi, Kevin Reeves, responsable du centre de formation, convoque son père pour lui signifier qu'il ne pouvait garder son fils. Il lui avoue que celui-ci était sans aucun doute le plus doué techniquement du centre, mais lui assure également qu'il n'était pas assez agressif, pas assez impliqué, pas assez préparé pour le monde professionnel. Sharpe revient alors à son football préféré, celui de la rue, des copains. Jusqu'au jour où l'un d'eux, à l'essai au Torquay United (4ème division), parle de lui à l'un des recruteurs du club. Celui-ci contacte aussitôt les parents de Sharpe, et très vite, un contrat semi-professionnel est offert au joueur encore mineur. A 16 ans, Sharpe impressionne déjà, et fait parler de lui bien au-delà de la quatrième division. Si bien que neuf mois plus tard, Alex Ferguson, pas encore Sir à l'époque, débarque pour le voir jouer. Le soir même, à deux heures du matin, il lui fait signer un contrat professionnel dans le petit appartement qu'il louait à la semaine.

Des débuts remarqués à Manchester United:

La première saison de Sharpe à United (1988-89) se passe plutôt bien. Aucun but au compteur, mais du bon travail effectué sur l'aile gauche, mais aussi au milieu de terrain, où il est souvent repositionné pour dépanner. Il réussit ainsi à renvoyer sur le banc un certain Ralph Milne, grand espoir écossais que Ferguson considère encore aujourd'hui comme le plus grand flop de sa politique de recrutement à United. La deuxième saison est elle aussi un succès, avec 5 buts marqués, et surtout, un titre de FA Cup pour le club. La légende d'Alex Ferguson à United ne faisait que commencer.

La saison 1990-91 fut celle de la consécration pour Lee Sharpe, celle où l’Angleterre du football prend la pleine mesure de son talent. Son triplé face à Arsenal en coupe de la Ligue reste, à ce jour, gravé dans la mémoire de certains passionnés de football anglais, nostalgiques d'une certaine époque. Cette saison, il sera élu meilleur jeune joueur par la PFA (Player's Football Association), et contribuera à la victoire de Manchester United en Coupe des Vainqueurs de Coupe, en marquant notamment en demi-finale. Son "Sharpy Shuffle", ainsi que ses petites danses à la Elvis Presley, lui valent l'affection du peuple de Manchester, mais aussi du public anglais en général. Pour tout le monde, Sharpe était bien partie pour se construire une carrière de légende à Old Trafford.

Un joueur en décalage avec son ère :

La carrière de Lee Sharpe semblait définitivement lancée, mais l'état de grâce ne dura pas longtemps. A son arrivé au club en 1986, Sir Alex Ferguson fit de la professionnalisation du mode de vie de ses joueurs l'un de ses principaux chantiers. Il faut rappeler qu'à l'époque, les vestiaires de bons nombres de clubs anglais ressemblaient plus à un pub irlandais qu'à un véritable lieu de travail, et dans le Manchester United de Ron Atkinson, cette culture était largement répandue. Certains témoignages évoquent même l'existence de flasques de Whisky sur les bords des terrains d’entraînements les jours de grand froid. Lee Sharpe appartenait justement à cette culture. Celle du football plaisir, et du ballon arrosé. Et alors qu'il s'imposait enfin comme titulaire au sein de notre onze de départ, une nouvelle génération pointait le bout de son nez, et un certain Ryan Giggs, jeune gallois de 17 ans, venait lui contester son nouveau statut. Celui-ci, bien qu'encore jeune, faisait déjà preuve d'un professionnalisme et d'une hygiène de vie (presque) sans faille. De plus, la saison 1991-92 sera marquée pour l'anglais par de nombreuses petites blessures qui l'éloigneront des terrains pendant un certain temps. A son retour, Giggs est déjà titulaire et Sharpe recule d'un cran, au poste de latéral gauche, pour pouvoir garder sa place dans le onze titulaire. Très vite, Denis Irwin viendra lui aussi le barrer à ce poste. Le Gaffer essayera bien de le relancer à droite, mais là encore, l’ukrainien Kanchelskis le pousse rapidement sur le banc. A 21 ans, Lee Sharpe appartient déjà à l'ancienne génération.

La saison 1994-95 sera celle de la deuxième chance pour le jeune anglais. Giggs étant souvent indisponible, et Cantona suspendu, des places étaient à pourvoir dans le secteur offensif. Sharpe fera une saison honnête et encourageante, avec notamment une talonnade de grande classe contre Barcelone en Ligue des Champions, et on commence à espérer qu'à 24 ans, l'heure de Sharpy est enfin arrivée. Mais après l'éclosion de Ryan Giggs à gauche, un autre jeune du centre de formation, David Beckham, pointe le bout de son nez et s'impose à droite durant la saison 1995-96. De plus, la vie extra sportive du joueur ne plaide pas en sa faveur. A plusieurs reprises, Ferguson le convoque dans son bureau pour lui parler de ses sorties nocturnes et arrosées. Le Sir débarquera même un soir chez Giggs, prévenu par la mère de ce dernier, pour mettre fin à une soirée entre potes auquel Sharpe était bien évidemment convié. Si les jeunes pousses de l'équipe comprennent bien vite que leur avenir est étroitement lié à leur professionnalisme et à leur sobriété, Sharpe est bien trop attaché à des valeurs d'un autre temps pour renoncer à sa vie à la Georges Best. Pour finir, quelques scandales révélés par-ci-par-là par des tabloïdes qui avaient enfin trouvé leur nouveau Gascoigne, finiront par sceller le sort de Sharpy du côté d'Old Trafford. En 1996, il signe à Leeds United pour un nouveau défi.

La suite de la carrière du joueur est un gâchis tout aussi immense que son talent. Il connaitra les championnats italiens, puis islandais, avant de se "relancer" en neuvième division anglaise. Mais plus qu'un joueur, Lee Sharpe est un symbole. Celui d'un football qui a évolué bien trop vite, sans faire attention aux dommages collatéraux laissés derrière lui. Aujourd'hui encore, si vous évoquez le nom de Sharpe dans une taverne du côté de la perfide Albion, il y aura toujours une voix pour vous dire que c'était un grand, mais aucune pour moquer ou critiquer la vie et l'œuvre de cet anachronisme footballistique.


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