Interview : Sir Alex Ferguson

Centre d'entraînement de Carrington, banlieue de Manchester, le 4 février. Il est 9 h du matin: Sir Alex Ferguson boit son thé lorsqu'il nous reçoit, sourire aux lèvres. Ravi de revoir Jean Tigana, il lance la conversation. Elu meilleur entraîneur du monde par un jury JDD (4 janvier), le manager des champions d'Europe a répondu avec beaucoup d'humour et de distance.


Vous avez été élu à la quasi-unanimité de nos jurés.

(Faussement fâché) "Qui n'a pas voté pour moi?... Votre titre ("Ferguson est bien le roi") me plaît. Mais je suppose que ce sont surtout les résultats de mon équipe que vos jurés ont voulu distinguer."

Tigana: Quelle est la part du manager dans les résultats d'une équipe?

"Il va toujours être jugé sur ses résultats. Il devrait l'être aussi sur les fondations, la philosophie de jeu qu'il donne. Tout le monde peut acheter Messi ou Ronaldo maintenant. C'est facile! Trouver des jeunes talents et les faire progresser est plus difficile."

Arsène Wenger excelle à cela, même si Arsenal n'a plus rien gagné depuis quatre ans...

"Il croit profondément en ses jeunes. Il n'aime pas beaucoup intégrer des éléments âgés. Ce qui m'étonne, c'est qu'il achète toujours des joueurs offensifs, comme Arshavin. C'est un très bon, mais il a déjà Nasri, Adebayor, Van Persie, Bendtner, Eduardo, Walcott... Je crois qu'il n'aime pas acheter des défenseurs. Ça manque d'équilibre."

Tigana: Vous avez de bons jeunes joueurs à Manchester?

"Oh, oui! Deux défenseurs brésiliens de 18 ans notamment. Les jumeaux Da Silva, Fabio et Rafael. Impossible de les reconnaître! (Il rit) Mon rêve serait de faire débuter l'un et de le remplacer par l'autre à la mi-temps, ni vu ni connu... J'essaie d'intégrer de plus en plus de jeunes: Anderson a 21 ans, Nani 22 ans, Ronaldo 23 ans. Mais il n'en faut pas trop, ni trop d'anciens d'ailleurs. L'idéal est un noyau de joueurs de 26-29 ans, avec une bonne mentalité et une grande intelligence de jeu. Et saupoudrer l'ensemble de la maturité des vieux et de l'énergie des jeunes. Nous avons 23 nationalités dans notre académie. Quand je prends un joueur, surtout étranger, j'essaie d'obtenir des infos: qui est-il? De quel milieu vient-il? Anderson, par exemple, est issu d'une famille très pauvre. Très jeune, il était déjà chargé de famille. Il connaît le sens du mot travail. Les Brésiliens sont des gens extraordinaires. Ils adorent vraiment le football. Ils ne renâclent jamais à s'entraîner."

En France, on dit que les jeunes sont arrogants, et que c'est une des raisons de l'échec des Bleus à l'Euro...

"Je ne ressens pas cela ici. Quant à l'Euro, il était clair que l'équipe de France était très divisée. Tout le contraire de 1998, quand tous les joueurs ne semblaient faire qu'un. Avec... Comment s'appelle-t-il? Jacquet. Un type bien, très social."

Tigana: Ils sont arrogants quand ils sont en France. A l'étranger, ils rentrent dans le rang. Avec moi, à Monaco, Thuram ne voulait jamais porter la cravate. En Italie, je ne le voyais jamais sans.

Manchester United est-il le favori de la Ligue des champions?

"L'un des favoris. Un match difficile nous attend face à l'Inter Milan mardi. Une équipe très sud-américaine, avec la technique, la mentalité argentine et de très bons Brésiliens. Ses joueurs sont puissants, comme Cruz, Adriano et surtout Ibrahimovic. Une des clés sera notre capacité à les contrôler. Si on passe, on pourra aller loin."

Tigana: Vous allez aussi affronter Jose Mourinho...

"Mon vieil ami! Je le vois d'ici, en conférence de presse: "J'ai de bonnes statistiques contre Manchester..." Certains ne l'aiment pas parce qu'il est impertinent, trop sûr de lui. Moi, je l'aime vraiment bien. Il est réglo."


Quels sont les autres favoris?

"Les trois équipes anglaises -Chelsea, Arsenal, Liverpool- ou Barcelone. Le niveau de la Premier League est tellement élevé qu'il prépare au plus haut niveau. Et Barcelone peut compter sur un joueur fantastique: Messi."

Et le Real Madrid?

"Aucune chance. Son jeu manque de vitesse. Ils ont des grands joueurs, Heinze, Cannavaro, Gago... mais ils ne sont pas rapides. Il y a bien Robben, le seul qui peut donner du rythme, mais il n'est pas très courageux."

Tigana: Lyon a-t-il une chance d'éliminer Barcelone?


"Ils ont beaucoup de blessés, non? Benzema et Juninho sont des joueurs décisifs. Toulalan est un bon joueur, très professionnel, mais pas très rapide. Cris et Grosso ont beaucoup d'expérience. J'avais vu le Lyon-Barcelone (2-2) de la saison dernière, très spectaculaire. Mais là, je crois que ça ne suffira pas."

Que pensez-vous de Karim Benzema?


"C'est un excellent footballeur. Il me fait penser à Zidane par la manière dont il positionne son corps. Il a des épaules larges et une excellente conduite de balle, le ballon collé entre ses pieds. Le défenseur ne peut jamais intervenir. Mais ne dites surtout pas que je veux l'acheter!"(rires)

Pourrait-il jouer un jour à MU?


"Il faut toujours garder un oeil sur les tout meilleurs joueurs, ce qu'il va devenir. Mais le président de Lyon est un homme avisé. Il a vendu Essien pour 38 Meuros, Diarra pour 26 Meuros, Malouda pour 19 Meuros, Abidal pour 16 Meuros. Je le félicite! Quand on a joué Lyon la saison dernière, à la fin du match, il m'a dit: "Chelsea me fait une offre de 50 Meuros pour Benzema". Je lui ai répondu: 'A ce prix-là, je leur laisse!' "

Tigana: J'ai managé deux ans à l'OL, je connais bien Jean-Michel Aulas. Juste après avoir fini deuxièmes du championnat 1995-96, il a vendu tous mes meilleurs jeunes. J'ai dû partir. La prochaine fois que vous lui serrerez la main, prenez garde à vos bagues... (Rires)

Votre avis sur Yoann Gourcuff?


"J'aime beaucoup, même s'il n'est pas aussi bon que Benzema. Je l'ai vu jouer derrière ses attaquants ou un peu plus en retrait, sans savoir quelle est sa meilleure position. Il n'est pas encore à maturité."

Et Ribéry?

"Fantastique! Toujours en mouvement, une énergie incroyable. Il va toujours de l'avant, défend beaucoup aussi. Il n'aurait aucun problème pour jouer en Angleterre."

Les dirigeants français disent qu'il leur est impossible de gagner la Ligue des champions avec notre système fiscal.

"Ce n'est pas un bon argument. Lyon n'a pas été loin d'y parvenir. Quand ils ont joué leur quart de finale à Milan (en 2006, défaite 3-1), j'ai quitté les tribunes à cinq minutes de la fin, à 1-1. Je ne voyais pas comment ils pouvaient être éliminés. De dehors, j'ai entendu le stade exploser..."

Tigana: Gérard Houllier a peut-être commis une erreur en faisant deux changements en fin de match.

"Quand on veut garder un résultat, ce n'est jamais bon. Ça perturbe l'équilibre, la concentration d'une équipe. Il faut toujours trois minutes de tâtonnements. Mieux vaut le faire seulement pour forcer le destin. Comme lorsque j'ai fait entrer Tevez à Lyon alors que nous étions menés 1-0" (Tevez avait égalisé à la 87e du 8e retour de la Ligue des champions 2008).

Tigana: Sir Alex, jusqu'à quand allez-vous continuer?

"Tant que l'envie est là, saison après saison. Je m'ennuierais tellement si j'arrêtais maintenant. Après, je viendrai vous rendre visite dans le sud de la France. J'adore vraiment ce coin."

Propos recueillis par Olivier JOLY.

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