Quatre jours après la belle victoire à Highbury 5 buts à 4, on retrouve Matt Busby et ses hommes qui vont tenter d'écrire une nouvelle page de leur histoire. Sur la scène européenne cette fois.


Cap sur l'Europe. Après une victoire difficilement acquise au match aller à Old Trafford, sur le score de deux buts à un, les joueurs de Manchester United étaient-ils capables d'aller chercher la qualification sur la pelouse de l'Etoile Rouge de Belgrade? Il semblait n'y avoir que très peu de marge d'erreur possible, mais pour les supporters, aucun doute : ne venaient-ils pas de prouver qu'ils pouvaient réussir dans de telles circonstances?

Le gris et épais brouillard de Manchester fut remplacé pendant quelques jours par le froid sec de l'Europe centrale. Les Mancuniens avaient vu la neige tomber pendant leur voyage, mais c'est la chaleur qui les accueillit à Belgrade. Le peuple de la capitale yougoslave connaissait déjà la magnificence de Manchester United. Le football était déjà un langage universel.

Alors que les deux équipes prirent place, côte à côté, sur la pelouse, des milliers de voix se firent entendre. Les appareils photos crépitaient, et dans la zone de presse britannique, les journalistes s'empressaient de mettre sur papier les histoires qui feraient la Une le lendemain matin.

Parmi eux, Frank Swift. Un homme qui en imposait de par sa très grande taille, et avait la réputation d'être un brave garçon. Anciennement gardien dans les buts de City et de l'équipe d'Angleterre, Swifty s'était retiré du jeu mais pas du monde du football. Il était là, à Belgrade, ce 5 février 1958, en attente de savoir ce qu'il allait bien pouvoir écrire dans sa colonne à paraître le 6 dans News of the World.

Frank avait joué à Manchester City à la même époque que Matt Busby. Ils étaient coéquipiers lorsque les Citizens remportèrent la FA Cup en 1934. Swift avait d'ailleurs marqué les esprits ce jour-là. Agé d'à peine 19 ans, submergé par l'émotion, il s'était évanoui sur la pelouse au coup de sifflet final. Plus que personne, il pouvait donc comprendre les jeunes hommes de United qui étaient debout sur la pelouse, les yeux dans le vague, quelques secondes avant de disputer ce match crucial.

Dans la même tribune de presse que Frank Swift se tenaient des journalistes qui avaient traversé l'Europe en long, en large et en travers pour tous les matchs européens de Manchester United en cette saison 1957-1958, comme Tom Jackson du Manchester Evening News et son ami et rival Alf Clarke du maintenant feu Manchester Evening Chronicle.

Les deux hommes aimaient Manchester United, leur vie était rythmée par les matchs des Busby Babes. Alf Clarke avait même été suivi par le club lorsqu'il jouait en amateur, et y travaillait avant que Matt Busby n'arrive pour le reconstruire et le porter au sommet après la guerre.

Parce que Manchester était le centre d'imprimerie de la plupart des journaux en circulation dans le nord de l'Angleterre, et aussi parce que United grandissait sans cesse en termes de popularité dans le monde entier, bien d'autres journaux avaient envoyé des représentants.

Il y avait Archie Ledbrooke du Daily Mirror, qui avait bien failli être remplacé par Frank McGhee parce qu'il avait un autre reportage exceptionnel à terminer quelques heures avant que son avion ne décolle du sol anglais. Il y avait Eric Thompson du Daily Mail, George Follows du Daily Herald - remplacé aujourd'hui par The Sun - Don Davies du Manchester Guardian, Henry Rose du Daily Express, et Frank Taylor du News Chronicle, qui n'existe plus de nos jours.

Don Davies écrivait sous le pseudonyme Old International, et avait été dans l'équipe d'Angleterre Amateurs qui avait joué contre le Pays de Galles en 1914, ou encore joué dans la célèbre équipe des Northern Nomads. Et le 5 février 1958, voilà ce qu'écrivit Don Davies au Manchester Guardian.

Quid de la météo? A Belgrade aujourd'hui, dans un chaud coucher de soleil et sur une pelouse que les derniers flocons de neige en train de fondre faisaient ressembler à une de nos prairies anglaises tâchetées de pâquerettes, c'est une véritable bataille tant tactique que physique qui s'engagea entre l'Etoile Rouge et Manchester United, dans le match retour des quarts de finale de la Coupe d'Europe. Une rencontre qui se termina sur le score de 3-3, mais étant donné que United avait remporté le match aller 2-1 à Old Trafford, ils gagnèrent le droit de passer en demi-finale, pour la deuxième saison consécutive, sur le score final de 5-4 sur les deux matchs.

Pour la plus grande joie et le plus grand soulagement des Anglais, c'est la consternation qui emplit le coeur des 52.000 personnes au bout de 90 secondes de jeu. Viollet inscrivit le premier but, laissant Ceara paralysé. Un très beau but - caractéristique de ce joueur - mais assez chanceux dans le sens où un mauvais rebond profita aux joueurs de United. Mais ainsi que le fit remarquer Jones, 'vous avez besoin de chance dans un match comme celui-là'; et il aurait pu ajouter, 'une cotte de mailles n'aurait manqué à personne'.

Un second but vint quatorze minutes plus tard, l'oeuvre de Charlton suite à un corner de Scanlon dévié de la tête par Viollet, mais il fut annulé par l'arbitre autrichien dont le son strident du sifflet se faisait entendre plus que de raison. Et ce, dû au grand nombre de fautes commises par les deux équipes, après que Sekularac eût planté le décor en beauté en poignardant littéralement Morgans de son crampon, au niveau du genou.

Malgré ce jeu hâché, Taylor n'en démordait pas et menait la ligne de défense avec une aisance certaine. En faveur de Manchester également, à noter les mains fermes et les jugements précis de Gregg dans les buts.

United allait exulter encore. Cette fois, Charlton fut l'élu. Récupérant le ballon dans les pieds de Kostic à environ 35 mètres des buts adverses, ce garçon surdoué se remit dans le sens du but, progressa rapidement sur 10 mètres, avant de tromper le meilleur gardien de but de tout le continent avec un tir d'une puissance ahurissante et d'une précision exquise. D'aucuns ont certainement pensé : voilà la fleur anglaise du futur.

Charlton peut légitimement prétendre à cette distinction, surtout après un nouveau numéro deux minutes plus tard. Un coup franc joué intelligemment sema la pagaille dans la défense de Belgrade. Edwards fondit sur le ballon, mais il manqua son tir pour une fois et le cuir roula jusqu'à Charlton, perdu au milieu d'adversaires en nombre. Qu'importe. Son oeil de lynx détecta une route toute tracée au milieu de la forêt de jambes qui se dressait devant lui, et son pied infaillible y expédia la balle. 3-0 pour aujourd'hui, 5-1 au total.

Naturellement, les joueurs du Red Star parurent complètement perdus pendant un moment. Leurs attaquants s'épuisaient sur un bloc défensif aussi dur qu'un rocher; même Sekularac, qui avait fait étalage de son talent en début de rencontre, faisait triste mine. Pourtant, une étincelle ramena tout ce monde à la vie lorsque Kostic ramena son équipe à deux points de leurs adversaires avec un joli but deux minutes avant la pause.

Seulement trois minutes plus tard, ils ratèrent le second de très peu quand Sekularac plaça parfaitement le ballon pour Cotic, dont le tir terrible passa environ 25 centimètres au-dessus de la barre - pas plus. Puis, un curieux mélange de Foulkes et Tasic résulta en le premier tombant sur le second, en pleine surface. Selon Foulkes, Tasic avait perdu l'équilibre et l'avait entraîné dans sa chute. Mais l'arbitre ne le vit pas ainsi et désigna le point de penalty. Le tir de Tasic passa entre les doigts de Gregg.

Le score était à présent de 3-2, et la foule était dans un état de jubilation et d'excitement sans précédent. A un tel point que lorsque Cotic manqua le cadre pourtant vide - Gregg était au sol, blessé et sans assistance - le désastre de Bolton sembla se répéter en miniature dans un coin du stade. Une horde sauvage de spectateurs surexcités sautait par-dessus les murs, hors d'haleine.

A un quart d'heure de la fin, l'Etoile Rouge, à nouveau pleine de confiance, torturait les défenseurs mancuniens en tournant, passant, tirant comme au meilleur de leur forme. Des défenseurs qui durent sans cesse s'extirper de situations desespérées en priant pour que le coup de sifflet final daigne bien se faire entendre.

Les avants mancuniens ne redescendaient plus suffisamment pour chercher le ballon comme ils l'avaient fait si efficacement en première période et bien sûr, cela ne contribuait qu'à faire plier leurs arrières sous une pression grandissante. Dès que cela fut rectifié, les attaques de Belgrade, quoique tout aussi nombreuses, perdirent soudainement de leur tranchant. United recommença même à attaquer, et Morgans toucha le poteau avec une belle tentative.

Ce rythme effrené ne se ralentit jamais, et alors que United tentait de retrouver son jeu de la première période, la neige recommença à s'abattre sur le terrain. A deux minutes de la fin, Harry Gregg sortit en courant de son but, et plongea dans les pieds de Zebec. Il attrapa bien le ballon, mais glissa jusqu'en dehors de la surface avec, concédant un coup franc aux 18 mètres.

Kostic observa la position de Gregg au deuxième poteau, protégé par un mur de joueurs mancuniens. Il y avait à présent un boulevard entre lui et son premier poteau, Gregg se catapulta vers l'autre côté, mais trop tard : le ballon évita ses doigts et pénétra dans le but. 3-3.


Cela avait toujours été la vocation de Davies de devenir journaliste footballistique. Toute sa vie, il avait travaillé à Manchester dans une firme en ingénierie, mais après qu'il lui ait été suggéré de se mettre au journalisme, il fut engagé au Guardian après que le staff eût lu un "match report" d'une rencontre fictive. C'était la clé dont il avait besoin pour ouvrir la porte à une nouvelle carrière. Son style était celui d'un auteur d'essais, convenant idéalement au Manchester Guardian, et contrastant totalement avec celui d'Henry Rose, l'écrivain journaliste le plus populaire de l'époque, surtout du côté d'Old Trafford!

Rose avait vu le match du même endroit que Davies, mais sa description était radicalement différente...

Red Star 3 Manchester United 3
Note : ***

Manchester United a survécu à la 'Bataille de Belgrade' cet après-midi, et ajouté une autre page à leur histoire scintillante en faisant match nul 3-3 face à l'Etoile Rouge, remportant la confrontation sur le score de 5-4 sur les deux matchs.

Ils n'ont pas eu qu'à combattre onze footballeurs désespérés et 52.000 personnes, mais aussi certaines décisions de l'arbitre autrichien Karl Kainer qui étaient comme de l'hébreu pour moi. Je n'ai jamais assisté à une telle performance d'un arbitre, que ce soit à la maison ou à l'extérieur.

Le summum des interprétations de Herr Kainer, qui enflammaient la foule contre United, vint à la 55e minute lorsqu'il donna un penalty contre Foulkes, la star de la défense de United. Je n'ai rien vu d'anormal pourtant, et Foulkes a confirmé cela... Un joueur de l'Etoile Rouge a glissé et a emmené le joueur mancunien avec lui. J'aurais cru à une blague, si Tasic n'avait pas converti le penalty qui suivit.


Plus loin, Rose écrivit :

Gregg était blessé, Morgans et Edwards boîtaient, Byrne averti pour gain de temps. Les joueurs de United étaient pénalisés pour des tacles loin d'être dangereux. Je me suis demandé si Herr Kainer donnerait un coup franc si un des ramasseurs de balle tombait sur son derrière!

Ils ont tous été des héros. Personne n'a été plus magnifique que Billy Foulkes. Personne n'a été plus magnifique que Bobby Charlton, qui a maintenant marqué douze buts en onze matchs depuis qu'il est passé milieu droit le 21 décembre. Mais les onze ont joué un grand rôle dans ce combat mémorable.


Match fini, travail terminé, il était temps de se reposer, et le groupe des journalistes rejoignit l'hôtel des joueurs de Manchester United et de l'Etoile Rouge pour un banquet qui eut lieu à l'hôtel Majestic de Belgrade. Un repas amical, malgré la déception compréhensible des locaux d'avoir perdu en une si importante occasion. Il y avait une grande amitié entre les deux équipes en ces premières années européennes.

Le repas se terminait lorsque les serveurs entrèrent dans la grande salle, portant des plateaux de sucreries, avec des bougies posées sur de la glace. Les Mancuniens, joueurs et staff, se levèrent pour applaudir le talent du chef cuisinier yougoslave, et Roger Byrne se mit à chanter, entraînant avec lui ses coéquipiers.

Nous nous reverrons, Nous ne savons quand, Nous ne savons où, Mais nous savons que nous nous reverrons en un jour ensoleillé...

Cette scène, l'écrivain yougoslave Miro Radojcic se la rappelait clairement lorsqu'il la mit sur papier 20 ans plus tard pour le journal Politika, qui la traduisit en anglais pour Geoffrey Green, journaliste au Times, et qui fut publiée dans There's Only One United en 1978.

Ensuite, suivirent des mots de Matt Busby et Walter Crickmer qui déclarèrent : 'Venez nous rendre visite, les portes d'Old Trafford vous seront toujours ouvertes.' Et après cette nuit folle, alors que je parlais à Old International - Don Davies du Manchester Guardian - il m'a dit : 'Pourquoi n'avez-vous pas marqué un but de plus, ainsi on aurait pu se rencontrer une troisième fois!'

Radojcic composa ensuite pendant la plus grande partie de la nuit un article pour Politika. Ce n'était pas une publication sportive, et lui-même était écrivain politique mais il aimait le football et la jeune équipe de Manchester United lui plaisait beaucoup.

Après avoir discuté un peu avec Tommy Taylor et Duncan Edwards dans un bar, Radojcic resta seul avec ses pensées. Il décida qu'il allait partir à Manchester avec les joueurs, écrire cette histoire d'un point de vue un peu plus made in Manchester. En quelque sorte, la meilleure équipe d'Angleterre vue de chez elle à travers les yeux d'un des meilleurs journalistes de Yougoslavie.

Les joueurs étaient partis se coucher quand Radojcic prit cette décision. Il repartit à son appartement, prépara son sac, et alla jusqu'à l'aéroport. C'est seulement là qu'il se rendit compte qu'il avait oublié son passeport chez lui. Il supplia les autorités de retenir l'avion aussi longtemps que possible, et prit un taxi pour retourner chez lui. Lorsqu'il revint à l'aéroport, avec son passeport cette fois, l'Elizabethan était parti pour l'Angleterre, via Munich où il devait remplir les réservoirs.

Radojcic n'aurait pas cet article dont il avait rêvé. Mais il ne pouvait alors imaginer ce qui allait se passer à Munich, quelques heures plus tard. Une tragédie qui marquerait à jamais Manchester United, qui marquerait le monde. Nous sommes à présent le jeudi 6 février 1958.

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